Vida Karen Ifrah, Consultante scientifique en ADP, Luxembourg
Les relations entre science et politique : Le cas de l’Aide à la Décision Politique (ADP)
Une des préoccupations majeures soulevées par l’intitulé « Science, société et citoyens » concerne la question relative aux relations entre science et gouvernance.
Les différentes expériences de coopération entre décideur et chercheurs (communément désignée « expertise scientifique ») ont soulevé des problèmes de collaboration entre les mondes scientifique et politique dont l’explication réside dans :
- Une différence profonde du langage (discours), créant certains obstacles de communication ;
- Une absence de canaux appropriés de communication ;
- Une différence de temporalité en termes de production et besoins d’informations ;
- Un manque de tradition de collaboration.
L’expertise scientifique est souvent perçue de façon unilatérale, c’est-à-dire dans le seul mouvement de la science vers la politique. Les processus d’expertise scientifique témoignent de l’ouverture du monde scientifique sur le monde social et politique, mais ils expriment également le mouvement par lequel le monde politique s’adresse à la science. Ainsi, il est non seulement question du statut politique, mais également du statut épistémologique de l’expertise scientifique :
- Quel est le rôle de cette expertise vis-à-vis de la science et de la prise de décision et en quoi les deux systèmes participent-ils à leur évolution respective ?
- Quelles sont les modalités d’interaction pour qu’une collaboration innovante entre la pratique politique et la recherche scientifique puisse être fructueuse ?
Développée à partir d’une recherche pragmatique et d’interventions sur le terrain auprès de décideurs locaux et européens, l’Aide à la Décision Politique (ADP) est un modèle d’intervention, qui tente de répondre à cette problématique en apportant des solutions opérationnelles aux problèmes de collaboration détectés.
Dans sa fonction d’interface indispensable entre chercheurs et décideurs politiques, ce dispositif répond aux besoins des décideurs, selon des procédures scientifiques adaptées au contexte politique. La création de passerelles entre les différents milieux professionnels s’effectue par la conception d’une prestation au croisement de l’opérationnel et de l’innovation, du public et du privé, de la recherche et des politiques nationales et internationales.
L’ADP est un dispositif en pratique qui :
- répond aux exigences d’indépendance inhérente à l’activité scientifique lorsque celle-ci remplit sa mission sociétale d’informer tout au long du processus de décision politique. En effet, les chercheurs se retrouvent devant la difficulté de concilier les activités engendrées par la recherche fondamentale et celles relevant de l’usage social de la méthode scientifique.
- permet aux chercheurs de mieux comprendre les besoins des décideurs. Les décideurs doivent souvent apporter des solutions pratiques à certaines questions politiques. Le challenge pour les chercheurs est d’être capable de comprendre les contraintes des décideurs, de les soutenir à identifier des solutions appropriées aux problèmes détectés et de traduire les conclusions de leur recherche en orientations politiques opérationnelles.
- soutient la création d’une collaboration constructive autour de questions bien définies. Le développement d’un réseau flexible et non institutionnalisé, impliquant les décideurs, les chercheurs, les praticiens et les représentants de la société civile, encourage une approche participative.
- oriente son action sur le développement de solutions pluridisciplinaires adaptées à la complexité de l’environnement politique.
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Karen Rossignol, Ingénieur R&D au Centre de Recherche Public Henri Tudor, Luxembourg
Elaboration de savoirs académiques à partir d’expériences de praticiens : retour d’expérience sur les démarches de recherche collaborative dans un centre de recherche public luxembourgeois.
Ces dernières années se développent en sciences sociales des démarches destinées à franchir le fossé entre recherche et pratique (Kuty et Vrancken, 2001 ; Uhalde, 2008). Elles prennent différentes formes, sous des appellations telles que « recherche-action », « recherche-intervention », « recherche engagée » ou « recherche interactive ». Cependant, malgré les intentions annoncées, chercheurs et praticiens restent en général dans leur champ de pratique respectif, sans vraiment se rencontrer, sans s’influencer mutuellement (Avenier et Schmitt, 2009). Ce phénomène s’explique pour plusieurs raisons. D’abord, la transmission s’effectue essentiellement à sens unique, du « terrain » vers le chercheur. Les données collectées sont destinées à permettre au chercheur de répondre à ses requêtes spécifiques, à renseigner les thèmes qu’il étudie pour répondre aux besoins de sa recherche, voire pour tester des hypothèses de recherche en référence à la littérature scientifique. Les échanges qu’il entretient avec les praticiens se limitent souvent au recueil de données pré-spécifiés par rapport à la question de recherche telle que le chercheur l’a définie préalablement au démarrage du processus de collecte. De plus, le chercheur tente de minimiser l’incidence de ces interactions avec les praticiens au motif de préserver la neutralité du chercheur et de parvenir à l’objectivité. En somme, le terrain a quasi-exclusivement le statut de pourvoyeur d’informations destinées à nourrir le processus de recherche conçu par le chercheur, qui ne s’assure pas de la connexion de sa recherche avec des préoccupations effectives de praticiens.
Né de la loi-cadre sur la recherche publique adoptée en 1987 au Luxembourg, le Centre de Recherche Public Henri Tudor incite ses ingénieurs R&D à véritablement concilier scientificité et pertinence pratique. Ces derniers développent des démarches visant à favoriser l’élaboration de savoirs susceptibles d’être pertinents pour les entreprises publiques et privées implantées au Luxembourg et d’être reconnus au niveau académique. Il s’agit de mener des recherches dites collaboratives pour construire des savoirs scientifiques à partir de l’expérience et des connaissances des praticiens et de réinjecter ces savoirs dans les pratiques afin de les « améliorer ».
Pour interroger les apports et la pertinence de ces démarches, notre enquête se base sur des données empiriques (entretiens, observation dont observation participante, documents significatifs) recueillies lors de l’élaboration d’un processus de recherche collaborative initié par des ingénieurs du CRP Henri Tudor. On se demandera notamment quel rôle est accordé aux praticiens sollicités dans la recherche, à quel point ils contribuent à l’élaboration de la question de recherche, du travail empirique et des savoirs élaborés, comment sont appréhendés les résultats de recherche et quels types de relations se tissent entre chercheurs et praticiens.
Ce retour d’expériences et les réflexions qu’il a suscitées nous paraissent utiles pour montrer comment s’organisent concrètement des formes de confrontation entre savoirs « savants » et savoirs « praticiens » et alimenter le débat présenté dans l’axe 3 de ce colloque.
Références :
- Avenier, M.-J. et Schmitt, C. (2009) Un cadre méthodologique pour des recherches tirant parti de l’expérience de praticiens de la gestion en PME, Economie et Société, n°20(2), p.271-294.
- Kuty, O. et Vrancken, D. (dir.) (2001) La sociologie et l’intervention. Enjeux et perspectives, De Boeck et Darcier, Bruxelles, 360 p. (coll. Ouvertures sociologiques).
- Uhalde, M. (2008) Reconnaître la diversité des sociologies en acte, in Agir en sociologue. Comprendre, débattre, concevoir, accompagner, Sociologies pratiques, n°16, p.1-3.
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Agnès d’Arripe, Doctorante et membre du LASCO, Louvain-la-Neuve
Confrontation entre les savoirs profanes et les savoirs experts / Culture de la recherche, culture de la pratique.
Nous interrogerons la confrontation entre les savoirs profanes et les savoirs experts. Brian Wynne (1999) décrit les savoirs experts comme des connaissances standardisées, générales et abstraites qui permettent l’action à distance, alors que les savoirs profanes sont, eux, des savoirs faits de connaissances concrètes, locales donc fortement diversifiées et s’appliquant à une réalité dense et multidimensionnelle. Nous nous sommes penchée sur la réalisation d’ateliers de recherche regroupant des professionnels de la santé et du social et des chercheurs universitaires de différentes disciplines.
La volonté de travailler ensemble au-delà des barrières traditionnelles ne va pas sans un certain nombre d’interrogations. Lorsqu’elles sont mises en présence, les personnes vont rapidement mettre en place une série d’habitudes, de rites, de normes, autrement dit, de règles communicationnelles qui leur permettront de vivre ou de travailler ensemble sans passer du temps à redéfinir continuellement les modalités d’interaction. A la suite de Winkin, nous nommerons cet ensemble de règles : la partition communicationnelle, une partition qui, tout en gardant certaines constantes s’actualisera et se modifiera constamment lors des interactions. Lorsque des personnes venues d’horizons variés se réunissent le temps d’un projet, les règles communicationnelles peuvent être floues, remises en question. Une nouvelle partition communicationnelle devra se mettre en place. Nous désirons identifier ces règles « connues de personne et entendues par tous » (Winkin, 1996/2001, p.286) qui guident les interactions et découvrir comment elles naissent.
Pour y parvenir, nous mobiliserons différents niveaux d’analyse. Le contexte global de la société en réseau et la manière particulière dont l’identité des individus s’y construit et s’y déploie retiendra notre attention. Nous nous pencherons également sur les interactions qui se déroulent au sein de cette société en dégageant une grille d’analyse organisée en trois temps : l’analyse de la situation ; le temps de la performance et celui de la permanence, de ce qui fait que, pour paraphraser Kaufmann, nous restons les mêmes tout en étant différent. Nous croiserons notamment la route d’auteurs issus de l’« interactionnisme symbolique » et de ceux appartenant à ce qu’Yves Winkin (1981/2000) décrit comme le courant de « la nouvelle communication ». Nous cheminerons également avec Boltanski et Thévenot (1991). Leur analyse des différents mondes dans lesquelles les situations se situent nous aidera à comprendre la manière dont les individus analysent la situation tandis que les notions d’ « épreuve » ou de « compromis » qu’ils ont développée, nous permettrons de comprendre comment les attentes normatives associées à la définition du cadre s’actualisent en situation.
La méta-communication peut apparaitre comme une clé de compréhension des phénomènes observés. Nous entendons par là, à la suite de Watzlawick, Helmick Beavin et Don Jackson (1972), la communication sur la communication, ou l’échange d’informations à propos de la relation unissant deux personnes en interaction, à propos des règles que ces personnes vont employer pour échanger, pour communiquer. Nous supposons que c’est par cette métacommunication que se construira la partition communicationnelle propre à un groupe mixte et nous insisterons sur l’importance de mettre en place des temps de métacommunication construite durant lesquels le groupe fait le choix de s’extraire du caractère local des interactions.
Pour mettre au jour la construction de la partition communicationnelle au sein de ce groupe particulier, nous avons mis en place une méthodologie alliant les entretiens semi-directifs, l’observation participante et la Méthode d’Analyse en groupe (Van Campenhoudt et al., 2005). Cette dernière nous permet, au-delà des codes communicationnels souvent implicites, de nous pencher sur la manière dont les acteurs s’expriment sur leurs actions et leurs comportements pour les justifier ou les expliquer quand on leur en fait la demande.
Références :
- Boltanski L., Thevenot L. (1991). De la justification. Les économies de la grandeur. Paris : Gallimard
- Van Campenhoudt L., Chaumont J-M., Franssen A. (2005). La méthode d’analyse en groupe : Applications aux phénomènes sociaux. Paris : Dunod
- Watzlawick P., Helmick Beavin J., Jackson Don D. (1972). Une logique de la communication, Paris : Seuil
- Winkin Y., éd. (1981/2000). La nouvelle communication. Paris : Seuil
- Winkin Y. (1996/2001). L’anthropologie de la communication : de la théorie au terrain. Paris : Seuil
- Wynne B. (1999). Une approche réflexive du partage entre savoir expert et savoir profane. Les Cahiers de la sécurité intérieure, 38, 219-236.