Session 1. Démocratiser les sciences : quels acteurs, quels enjeux, quels usages ?

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Mélissa Lieutenant-Gosselin, Université Laval, Stoke (Québec)
Pratiques de démocratisation des sciences : proposition d’un cadre d’analyse.

Si l’histoire des sciences et de ses rapports avec la société en amène aujourd’hui plusieurs à réclamer sa « démocratisation », la polysémie de ce terme nécessite que l’on s’y attarde. Ainsi, certains espèrent que les apports des « profanes » enrichissent la démarche scientifique d’un portrait plus inclusif de la réalité s’ouvrant aux questionnements élargis (sur les effets économiques ou sociaux liés aux avancées scientifiques, entre autres) et à d’autres types de connaissances – particulièrement en présence d’incertitude scientifique (Wynne, 1996; Wilsdon and Willis, 2004). D’autres voient dans l’ouverture à la démocratie une façon d’assurer que la science « contribue à relever les défis sociaux, économiques, environnementaux qu’affronte la planète » (Salomon, 2006), favorisant ainsi la construction collective de la société (Callon, Lascoumes et Barthe, 2001). En contrepartie, certains souhaitent que la démocratisation des sciences participe à l’éducation scientifique du public et contribue à renforcer l’acceptabilité sociale de la science et de ses institutions (Irwin, 2001; Miller, 2001). La multiplicité des sens donnés à la démocratisation des sciences, de même que la diversité des pratiques qui en découlent (allant des jurys citoyens au constructivisme en passant par la vulgarisation) constituent à la fois une richesse et une difficulté. En effet, si cet éventail d’interprétations permet de réfléchir et d’agir sur plusieurs fronts, il rend plus difficiles l’appréhension du phénomène, l’évaluation du succès des pratiques mises en place et la détection des aspects négligés.

Afin de favoriser une analyse approfondie et rigoureuse des pratiques de démocratisation des sciences, j’en propose un cadre d’analyse mettant en lumière sept dimensions, soit : le type de pratiques, l’étape du processus scientifique visée par la pratique, la relation entre l’acteur (initiateur) et l’objet de la pratique, la vision des sciences sous-jacente, les objectifs des initiateurs de la pratique, les objectifs des participants à la pratique et les effets de la pratique. Ce cadre a été développé par l’analyse du discours de plusieurs organisations se réclamant de la démocratisation des sciences (obtenus sur le Web, par recherche bibliographique ou sur demande) selon une méthodologie inspirée de la méthode de théorisation ancrée « postmoderne » développée par Adele E. Clarke (2005). L’utilité et le fonctionnement du modèle seront exposés par l’analyse comparative de dispositifs français et anglais de démocratisation des sciences.

Bibliographie :

  • Callon, Michel, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe. 2001. Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique. Paris : Seuil, 358 p.
  • Clarke, Adele E. 2005. Situational Analysis. Grounded Theory After the Postmodern Turn. London: Sage Publications, 365 p.
  • Irwin, Alan. 2001. « Constructing the scientific citizen: science and democracy in the bioscience ». Public Understanding of Science, 10: 1-18.
  • Miller, Steve. 2001. « Public understanding of science at the crossroads ». Public Understanding of Science, 10: 115-120.
  • Salomon, Jean-Jacques. 2006. Les Scientifiques : Entre pouvoir et savoir. Paris : Albin Michel, 435 p.
  • Wilsdon, James and RebeccaWillis. 2004. See-through Science. Why public engagement needs to move upstream. London: Demos, 69 p. [http://changethis.com/manifesto/show/12]
  • Wynne, Brian. 1996. « May the Sheep Safely Graze? A Reflexive View of the Expert-Lay Knowledge Divide ».  In Risk, Environment and Modernity: Towards a New Ecology, S. Lash, B. Szerszynski and B. Wynne ed. London : Sage Publications, p. 44-83

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Gloria Awad, Université d’Artois
Sciences et « durabilité » : logiques des représentations des acteurs

Cette communication porte sur la façon dont les associations qui se réclament de la notion de « développement durable » font état dans leur discours des apports de la recherche scientifique qu’elles utilisent dans leurs actions. En d’autres termes, il s’agit de se demander quelles traces du discours scientifique sur la « durabilité » se retrouvent dans le discours revendicatif des acteurs. Procédant d’un recueil des propos des intéressés, cette analyse consiste en fait en un examen des retours réflexifs des acteurs sur leurs propres pratiques et leurs propres savoirs.

Le matériau utilisé pour ce travail est constitué des rushs d’une enquête réalisée en amont du  « Forum des Associations. Repenser le développement : la société civile s’engage », qui s’est tenu à la Cité internationale universitaire les 20, 21 et 22 janvier 2011. Il s’agit de huit entretiens d’environ 90 minutes, avec des responsables d’ONG.

L’analyse de ces rushs fait apparaître des constellations de savoirs qui peuvent être structurées autour de trois dimensions : une ayant trait à la temporalité, une ayant trait à la légitimité et une ayant trait à la citoyenneté :

  • La référence à la temporalité renvoie à une première distinction allant d’amont en aval entre : connaissance (donc savoirs savants), information (donc savoirs experts), opinion et imagination (donc savoirs profanes). Ce découpage pose la question du rapport entre science, expertise et pratique. Ces distinctions incluent une référence à une notion de progrès qui se décline sous plusieurs espèces selon les interlocuteurs (progrès social, progrès technique, progrès économique) et qui renvoie à des visions différentes du devenir des sociétés.
  • La question de la légitimité  est soulevée par l’ignorance que partagent le profane et le scientifique quant à la retombée des recherches scientifiques : si les chercheurs sont bien considérés comme le maillon fondamental de la production des savoirs, le fait que la recherche soit devenue un enjeu de compétition entre les économies et les états dans le cadre du système productif, se traduit par une remise cause de sa gouvernance, de son fonctionnement et de ses priorités.
  • La référence à la citoyenneté est fortement associée aux crises et  aux risques, considérés comme étant deux facettes sociales désormais incontournables des innovations scientifiques et techniques. Scandales et controverses enclenchent des processus de discussion et de participation. Cela génère chez les acteurs des logiques de compétition et de remises en cause en matière de participation et de prise de décision, mais aussi en matière de coproduction du savoir dans une démarche de réconciliation entre connaissance et pratique.

La combinaison de ces trois axes structurants les entretiens permet de mettre en évidence les logiques des représentations qui sous-tendent celles des actions.

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Frédéric Clément, CREIDD, Université de Technologie de Troyes
L’usage militant du savoir : développements théoriques fondés sur des aspects sociologiques et didactiques.

L’union Européenne souhaite développer une société démocratique fondée sur le savoir avec une bonne intégration

des innovations technologiques et scientifiques et des politiques de recherche associées. Ce souhait s’inscrit dans un contexte de défiance générale de l’opinion publique vis à vis des sciences et des technologies. En effet depuis plusieurs décennies de nombreux individus ou groupes dénoncent le mode de vie occidental et ses dérives, quelles qu’elles soient, et réussissent à rallier à eux un nombre grandissant d’électeurs. Ces critiques s’appuyent pour la plupart sur des considérations scientifiques plus ou moins reconnues revues et corrigées via certaines considérations idéologiques.

Dans cet article, nous nous proposons d’étudier le détournement des savoirs liés à une utilisation militante, quels que soit leur usage, et leurs impacts sur le citoyen.

Dans un premier temps, nous utiliserons des éléments de la transposition didactique pour décrire la transfor- mation de plusieurs savoirs, essentiellement scientifiques, experts ou de référence, en un savoir à usage militant. Les objectifs, notamment idéologiques, des producteurs seront ainsi abordés, tout comme les contraintes externes et internes au savoir. Nous tenterons ainsi de dégager des premiers éléments permettant d’assurer le succès d’une telle utilisation.

La théorie des situations didactiques de Brousseau, et notamment les notions de milieux et de variables, seront couplées des éléments de la théorie des réseaux sociaux. Nous caractériserons ainsi la conflictualité des milieux dans lesquels sont plongés les décideurs et les citoyens. Nous montrerons également l’importance des médias dans une telle situation et dégagerons les paramètres clefs orientant le choix des acteurs. Le recours à des éléments de sociologie, comme le « two-step » flow, nous permet ainsi de caractériser la structure du milieu d’un acteur, citoyen ordinaire ou décideur, tout comme l’importance d’acteurs plus influents lors de la prise de décision.

L’usage militant du savoir implique souvent l’existence d’opposants, utilisant eux-mêmes un savoir à des fins militantes. Cela n’implique pas automatiquement une symétrie parfaite du modèle et nous montrerons comment la structure des réseaux de chaque camp induit des modifications suffisament importantes pour rendre ces deux utilisations des savoirs différentes.

Nous illustrerons rapidement notre modèle via une étude de cas fondée sur l’utilisation de l’ouvrage de Rachel Carson Printemps Silencieux.

Références :

  • Bachelard G., Epistémologie, textes choisis, Paris, Puf.
  • Brousseau G., Théorie des situations didactiques : Didactique des mathématiques 1970-1990
  • Callon M., Lascoumes P., Barthe Y., 2001, Agir dans un monde incertain : essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil.
  • Carson R., 1962, Silent Spring, New-York, Houghton Mifflin.
  • Chateauraynaud F., Torny D., 1999, Les sombres précurseurs : une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque, Paris, Ed. de l’école des hautes études en sciences sociales.
  • Chevallard Y., 1991, La transposition didactique, Ed. La pensée sauvage
  • Degenne A., Théorie des comportements intentionnels
  • Sclove, 1995, Democracy and technology, New-York, London, Guilford Press.

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