Session 8. Déplacement d’expertise : lieux et acteurs

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Marc Bassoni, IRSIC, EA 4262, Ecole de Journalisme et de Communication de Marseille
Journalisme scientifique et public-expert contributeur. Une « nouvelle donne » dans les pratiques du journalisme spécialisé ?

Dans sa tribune au quotidien Le Monde (22 juillet 2010), intitulée « La science est en danger, le mensonge la guette », le mathématicien français M. Broué dénonce l’utilisation de « la candeur, (de) la méconnaissance ou (du) goût du sensationnel de certains journalistes pour diffuser des contrevérités ou pour détourner la notion de doute légitime » ; selon lui, avec ce genre d’instrumentalisation, « le débat se trouve verrouillé, le rapport à la vérité est brouillé, la science en est affaiblie ». L’inquiétude du propos est à la mesure de l’enjeu. En effet, ce qui est en cause n’est autre que la qualité de la médiation des savoirs au sein d’une société démocratique ; et les journalistes, en tant que « passeurs », sont bien sûr en première ligne …

Or depuis peu, une « nouvelle donne » s’imposerait à la pratique professionnelle des journalistes spécialisés, en général, et des journalistes scientifiques, en particulier ; l’usage des nouveaux médias – blogs, wikis, réseaux sociaux, … – prétend changer radicalement les pratiques documentaires de ces professionnels. Ces derniers pourraient désormais collaborer/interagir avec un public-expert co-constructeur des contenus d’information et investir ainsi le champ co-géré (avec des communautés expertes) de la « médiation » de connaissances. Les prosélytes de cette révolution éditoriale ne manquent pas d’en souligner les deux avantages majeurs attendus : une amélioration de la qualité des papiers diffusés, mais aussi une plus grande légitimité sociale autour du journalisme spécialisé.

Où en est-on, précisément, de cette « nouvelle donne » ? Les changements qu’elle annonce pour le métier de journaliste sont potentiellement considérables (paragraphe 1). Est-elle d’ores et déjà bien engagée ? S’accomplit-elle sans coup férir ? … C’est à l’ensemble de ces questions que sera consacrée cette communication.

Sur la base des résultats d’une enquête relative à leurs pratiques documentaires (paragraphe 2), conduite en 2010 auprès d’un échantillon de journalistes français, membres de l’Association des journalistes scientifiques de la presse d’information, nous mettrons en évidence les deux résultats suivants (paragraphe 3) : 1°/ le changement dans les pratiques professionnelles est certes engagé mais il est encore embryonnaire ; 2°/ le changement, quand il s’opère, s’accomplit toutefois avec des processus d’acculturation étranges (investissement de l’univers « Web 2.0 » avec des réflexes cognitifs de type « Web 1.0 »). Ultimement, nous essaierons de relier cette « littératie » encore inaboutie aux modes de fonctionnement spécifiques des sphères médiatique et scientifique et aux difficultés traditionnelles d’articulation qui se nouent entre elles (paragraphe 4). La révolution de l’information « Web 2.0 » n’est donc pas encore en mesure, malheureusement, de rassurer M. Broué !

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Aurélie Tavernier, CEMTI (Centre d’Études sur les Médias, les Technologies et l’Internationalisation, EA 3388), Université Paris 8
Demain, tous experts ? Dispositifs et figures des savoirs légitimes sur une scène d’information participative.

Cette contribution propose de confronter les rhétoriques journalistiques de recours aux « paroles d’experts », au modèle expressiviste de l’expertise citoyenne participative. L’écriture journalistique s’appuie largement sur les paroles extérieures, rapportées sous forme de citation, d’interview, de tribune libre ; une grammaire d’extériorisation des discours, rapportés à l’appui du discours d’information professionnelle, s’est normalisée à mesure que la compétence du journaliste s’établissait sur l’objectivation des faits, administrée par procuration des témoignages vécus, des diagnostics experts, et des opinions engagées. Mais dans ce trafic discursif, l’enrôlement dans le propos journalistique n’équivaut pas à l’assimilation au discours journalistique : la litanie des titres positionnels et qualités autorisant les non journalistes à participer au discours d’information, en disant « d’où ils parlent », rappelle aussi que la compétence discursive du journaliste est ailleurs. Les pièces discursives rapportées sont explicitement signalées comme telles, au moyen de marqueurs d’altérité vis-à-vis de l’identité du journaliste, et de titres donnant le gage des compétences qui légitiment leur sollicitation « comme expertes ». Nous proposons d’observer comment cette construction légitimiste de l’information s’accommode, en ligne, du paradigme de l’information participative : il s’agit d’analyser les dispositifs de distribution et de légitimation des paroles participantes, afin de rendre compte de l’économie des savoirs autorisés à tisser la toile de l’information participative.

« Demain tous journalistes ? » À la question posée dès 2005 par Benoît Raphaël sur son blog éponyme, les médias d’information participative n’auront pas tardé à apporter une réponse opportune. Surfant sur la vague de l’expressivisme cher à Internet, les pure players se mirent en devoir d’enrôler les citoyens dans la chaîne de travail journalistique. Le 6 mai 2007, Rue89, « site d’information et de débat sur l’actualité, indépendant et participatif », lançait ainsi un modèle de production de l’information « à trois voix » – dans l’ordre d’apparition à l’écran : « celle des journalistes, celle des experts, et celle des internautes ». L’expertise citoyenne ainsi revendiquée signifie-t-elle pour autant la fin du monopole des compétences réservées, dans la presse traditionnelle, aux savants-experts ? L’injonction à la participation spontanée des internautes va-t-elle à l’encontre des procédures journalistiques verticales de sollicitation et de légitimation des « paroles d’experts » ? Si le modèle horizontal de production de l’information a tout pour déranger la division du travail discursif, il repose pourtant sur une assignation positionnelle, marquée par la séparation socio-technique des dispositifs signifiant au contributeur potentiel les rôle et place prescrits : du commentaire (« réagissez ») à la co-production de contenus (« envoyez »), du membre actif (« rejoignez ») au blog (« proposez »), une économie des types de discours autorisés à investir des registres participatifs distinctifs se dessine. En analysant l’organisation des discours d’un site dit « participatif », nous montrerons que la défrontiérisation discursive n’est pas de mise, et observerons la coexistence régulée des discours citoyens et des savoirs scientifiques et académiques, dont nous proposerons une cartographie. En adoptant une méthode d’analyse des discours rapportés attentive aux « labels » de présentation des discours, nous montrerons ainsi que l’examen des statuts et des libellés de présentation biographiques, académiques et institutionnels des contributeurs aux médias dits « horizontaux » réfute l’idée d’une défrontiérisation des savoirs entre l’expertise citoyenne (le citoyen sachant) et l’expertise scientifique (le savant expert).

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Elsa Poupardin, LISEC, Université de Strasbourg
Vulgariser ses résultats et s’engager pour la Science ?

Dans les revues spécialisées ou généralistes les chercheurs communiquent le plus souvent sur la méthodologie ou les résultats de leurs travaux. Cependant il leur arrive de s’exprimer sur les caractéristiques épistémologiques de leur champ disciplinaire ou sur ce qu’est à leurs yeux la recherche scientifique. Ces interventions qui consistent à promouvoir tout ou partie de la recherche, ou à dénigrer l’un de ses aspects ou de ses acteurs, se font à l’occasion de célébrations (fête de la science, année de la chimie) ou de crises. En 2000, par exemple les chercheurs en science économique ont ainsi largement discuté de la scientificité de leurs recherches lors de la polémique sur l’enseignement des sciences économiques dans les revues spécialisées. Des textes moins critiques et moins centrés sur un champ disciplinaires précis sont parus à l’occasion du mouvement « Sauvons la recherche » ou lors du vote de la loi « LRU ». Ces écrits qui résultent généralement d’initiatives individuelles témoignent d’un engagement singulier puisqu’ils ne semblent pas avoir pour fonction d’augmenter le crédit symbolique ou monétaire de leurs auteurs.

Plusieurs questions sur la nature de cet engagement public émergent vite : Comment celui-ci s’inscrit-il dans le travail et la carrière des chercheurs ? Intervient-il à tous les stades de leur recherche ? Touche-t-il également les chercheurs, les institutions et les disciplines ?

On parvient rapidement à répondre à quelques unes de ces questions en étudiant les articles de ce type dont le nombre n’a cessé d’augmenter ces dernières années. Ils n’apparaissent plus, en effet, seulement dans les pages « débats » des quotidiens mais également dans les blogs spécialisés qui trouvent une audience plus ou moins importante via des média généralistes électroniques comme Médiapart, le Post ou Rue 89.

Un examen plus approfondi de ces écrits incite à considérer que la multiplication de ces prises de position n’est pas seulement la conséquence d’une évolution technique et sociale des média ou d’une raréfaction des financements de la recherche. C’est peut être, plus profondément, une réaction à l’injonction constamment renouvelé qui est faite aux scientifiques de s’adresser au « grand public » et de sortir de leur tour d’ivoire. Las de gloser à l’infini sur leurs derniers « découverte » ils se hasardent hors des limites de leur champ disciplinaire et se lancent dans des considérations épistémologiques ou politiques.

Cette réaction dont les modalités sont peu prises en compte accompagnerait alors inévitablement le développement d’une vulgarisation scientifiques qui ne s’intéresse qu’aux résultats et non aux conditions de production de la Science. Ce double, mal supporté, par les financeurs de la recherche devrait donc se développer. Bien loin d’être un particularisme franco-français, il devrait s’imposer de plus en plus à l’heure ou la commission européenne promeut ses programmes « sciences et société ».

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