Session 5 : Scientifiques en société

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Cyrille Bodin, doctorant en Sciences de l’Information et de la Communication au GRESEC, Université Grenoble III Stendhal

Les dispositifs d’expression publique des acteurs scientifiques : diversification théorique, diversification pratique ?

Résumé : Au sein de l’axe « espaces et dispositifs de médiation », cette présentation concerne l’étude des représentations des acteurs scientifiques engagés dans différents dispositifs de médiation mettant en scène la science et, parfois, ses enjeux sociopolitiques. Nous nous centrerons ici sur les représentations qu’ont ces acteurs de leur propre rôle dans les sociétés démocratiques et vis-à-vis des acteurs « externes » à l’activité professionnelle scientifique.

Nous inscrivant dans le courant théorique de l’Ecole critique, nous observons une diversification au cours de l’histoire de ces dispositifs. Au modèle traditionnel de la vulgarisation se sont récemment adjoints ceux de l’action culturelle scientifique, puis de la participation institutionnalisée d’acteurs pluriels aux débats scientifiques devenus publics, dit modèle dialogique ou pragmatique. Ces différents modèles correspondraient à des représentations du monde diversifiées, faisant fondamentalement varier les notions de communication et de raison, en englobant progressivement les champs culturels et politiques. Nous nous questionnerons ici sur les conditions d’une mise en pratique de cette diversification théorique du point de vue des acteurs scientifiques. Ces derniers s’emparent-ils des dispositifs de débats publics, et sous quel statut ? Quelle place jouent les traditions et savoirs communicationnels dans ces engagements ?

Nous avons développé quatre volets empiriques dans le cadre de la préparation d’une thèse en Sciences de l’Information et de la Communication. Les trois premiers volets s’appuient sur un corpus d’entretiens semi directifs d’acteurs engagés dans trois dispositifs distincts et correspondant, dans certaines limites, aux modèles théoriques susmentionnés : une publication de vulgarisation, les éditions 2009-10 de la Fête de la Science, et les débats de la Commission Nationale du Débat Public sur les nanotechnologies et leurs enjeux. Notre quatrième volet porte sur l’observation et l’analyse de contenus de formations intra académiques à la communication, l’information et la médiation scientifiques.

Notre terrain étant en phase de finalisation, nous avancerons sous réserve trois hypothèses. Premièrement, les dispositifs tels que la Fête de la Science ou les débats de la CNDP tendent à être redéfinis par les acteurs scientifiques praticiens, tant dans les discours que dans les pratiques mêmes, comme « actes de vulgarisation », laissant supposer une incompréhension de ces dispositifs d’un point de vue théorique, ainsi qu’une difficulté pour ces acteurs de se définir en dehors d’une posture traditionnelle. Seconde hypothèse, venant en exception de la première : les acteurs scientifiques participant aux débats publics, en dehors des intervenants officiels, tendent à effacer leur identité scientifique au profit de celle de « militant », laissant supposer la représentation d’une forte opposition entre ces formes symboliques d’auto présentation de soi. Enfin, dans les formations intra académiques observées, les notions d’information, de communication et de médiation restent exclusivement abordées sous un angle pratique et peu distancié, présentant la vulgarisation comme débouché naturel et exclusif.

Ces différents points semblent montrer la coexistence de représentations du monde diversifiées, parfois opposées, au sein des acteurs scientifiques. D’un côté, les normes dominantes de la vulgarisation favoriseraient implicitement le maintien d’une frontière entre science et société, par une approche du politique « indirecte », et fixée dans un rapport pédagogique. Cette pratique semble fortement constitutive de l’identité socioprofessionnelle d’une communauté. De l’autre côté, une approche inclusive, transversale et « à la marge », portée par des acteurs scientifiques agissant de l’ « extérieur », visant à associer aux visées pédagogiques des lieux de pratiques politiquement orientées.

Références :

  • Beck Ulrich, La société du risque : sur la voie d’une autre modernité, Champs Flammarion, 2001.
  • Blondiaux Loïc, Le nouvel esprit de la démocratie, actualité de la démocratie participative, La république des idées – Seuil, 2008.
  • Callon Michel, Lascoumes Pierre, Barthe Yannick, Agir dans un monde incertain, essai sur la démocratie technique, La couleur des idées – Seuil, 2001.
  • Caune Jean, Culture et communication, convergences théoriques et lieux de médiation, Presse Universitaire de Grenoble, 2006.
  • Elias Norbert, Engagement et distanciation, Fayard, 1993.
  • Fayard Pierre Marie, La communication scientifique publique, de la vulgarisation à la médiatisation, La Chronique Sociale, 1988.
  • Habermas Jürgen, La technique et la science comme « idéologie », tel gallimard, 1973.
  • Habermas Jürgen, L’espace public, Critique de la politique Payot, 1997.
  • Jurdant Baudouin, Les problèmes théoriques de la vulgarisation scientifique, Cluster ERSTU – Editions des archives contemporaines, 2009.
  • Kaufmann Alain, « La participation des citoyens à l’évaluation sociale des nanotechnologies », intervention lors de la conférence Comment appréhender les risques des nanoparticules d’aujourd’hui et de demain, Grenoble, 9 octobre 2008, organisation PACTE-CCSTI-MINATEC.
  • Miège Bernard, La société conquise par la communication, la communication entre l’industrie et l’espace public, Presse Universitaire de Grenoble, 1997.
  • Miège Bernard, La société conquise par la communication, les Tic entre innovation technique et ancrage social, Presse Universitaire de Grenoble, 2007.
  • Miège Bernard, La pensée communicationnelle, PUG, 2005.
  • Neuveu Erik, « Les sciences sociales face à l’espace public, les sciences sociales dans l’espace public », in Pailliart Isabelle (dir.), L’espace public et l’emprise de la communication, Ellug, 1995.
  • Pailliart Isabelle (dir.), La publicisation de la science : exposer, communiquer, débattre, publier, vulgariser, Presse Universitaire de Grenoble, 2005.

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Clémence Emprin, doctorante C2SO, ENS Lyon

Le projet de recherche comme dispositif de médiation : deux modèles en confrontation

Résumé : Cette communication vise à comprendre les logiques à l’œuvre dans le projet de recherche comme dispositif de communication des connaissances. Il sera question de deux modèles : un projet Ecosed, financé par l’Agence Nationale de la Recherche, reprenant certaines caractéristiques des projets européens[1], et le programme DIVA (dix projets), financé par les Ministères de l’écologie et de l’agriculture, héritant d’une histoire nationale.

La question de la biodiversité s’est structurée dans l’espace scientifique à travers différents programmes interdisciplinaires. L’Institut français de la Biodiversité en 2000 succède à un programme du Centre National de Recherche Scientifique[2] tout en confortant l’inscription de la question de la biodiversité sous une thématique « science et société ». De même, le Ministère de l’écologie lance des programmes de recherche sur cette question afin de répondre aux besoins de connaissance dans la mise en œuvre de politiques publiques. Le projet de recherche est dès lors chargé d’assurer la médiation des connaissances produites pour les différents publics visés (gestionnaires, ministères, acteurs économiques, etc.). Quels sont les acteurs, les espaces et les savoirs en œuvre dans le fonctionnement médiatique de ces projets de recherche ? Le projet n’est-il pas, par nature déjà, une forme de dépendance organisationnelle à des logiques managériales[3] ?

L’approche ethno-sémiotique[4] mise en œuvre considère les situations de communication organisées par ces deux projets : entretiens, réunions collectives voire collectes de documents en circulation entre les différents acteurs sont effectués sur chaque terrain. Si le niveau d’observation du dispositif est différent[5], c’est l’analyse des situations selon les niveaux de signification qui permet de rendre compte des articulations entre processus identitaires, organisations des relations et règles collectives en jeu dans les deux cas.

Dans le projet Ecosed, des normes communicationnelles marquent la publicisation des résultats vers les institutions, et les contraintes managériales du projet sont à l’origine d’une reconsidération à la baisse du travail de « transfert ». Le programme Diva déborde le cadre des logiques de projets : les médiations des connaissances sont ancrées dans les territoires et le programme fonctionne comme un espace de positionnement où se discutent les différences. Finalement, le projet organise l’hétérogénéité des rapports aux savoirs, révélant des tensions entre différentes logiques (scientifiques, managériales, médiatiques et institutionnelles), sans toutefois les uniformiser. Ces terrains permettent donc d’étudier les hybridations à l’œuvre entre un modèle européen et des logiques nationales.

Notes :

  1. Tricoire, 2006.
  2. Premier programme au niveau mondial sur cette question, le Programme interdisciplinaire dynamique de la biodiversité et Environnement (1993-99) marque l’engagement de la France dans la Convention sur la diversité biologique signée au Sommet de la Terre de Rio de Janero en 1992.
  3. Piponnier, 2008 ; Boltanski et Chiapello, 1999.
  4. Babou et Le Marec, 2003 ; Le Marec, 2002.
  5. D’un côté, le projet Ecosed est étudié en ce qu’il organise le travail et les échanges entre les membres et avec les publics. De l’autre, les entretiens avec les responsables des dix projets DIVA sur le lien à l’action publique éclairent les débats collectifs qui ont lieu à l’occasion des séminaires mi-parcours.

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Fabienne Crettaz von Roten, Cheffe d’unité de recherche « Relations Sciences-Société », Observatoire Science, Politique et Société, Université de Lausanne, Suisse

Influence des médias et des institutions sur l’engagement[1] des scientifiques envers la société : émergence d’inégalités entre hommes et femmes ?

Résumé : Ces dernières années, les scientifiques ont été priés de sortir de leur tour d’ivoire pour présenter leurs recherches à un public plus large que la seule communauté scientifique et, ce faisant, instaurer un dialogue avec la société. Cette demande s’inscrit peu à peu dans les pratiques scientifiques, qui ne se limitent plus à la seule production des connaissances nouvelles mais qui intègrent les « activités sociales (diffusion publique du savoir, participation aux débats citoyens, engagement culturel) » (Levy-Leblond 2007). Dans ce contexte, « il échoit aux scientifiques de comprendre comment la science peut être mieux perçue en s’appliquant à communiquer avec le public pour que la confiance de celui-ci, au-delà des pressions du marché et du pouvoir politique et au-delà des bulletins de victoire prématurément transmis par les médias, soit préservée et maintenue » (Nowotny, Scott et Gibbons 2003).

Le renforcement de ces activités d’engagement[1] nécessite une coopération entre un large éventail d’acteurs : les scientifiques, les institutions scientifiques et leur service de communication, les médias et les citoyens. Or l’établissement de ces activités met en jeu des négociations complexes entre ces différents acteurs reflétant des visions différentes de l’engagement. Relation entre employeur et employé d’abord : Comment l’institution valorise-t-elle les activités d’engagement des scientifiques envers la société ? Relation entre scientifiques : Comment un scientifique engagé est-il perçu par ses collègues ? Relation entre scientifique et structures médiatiques ensuite : Qui est au service de qui dans la relation entre le scientifique et le service de communication, ou entre le scientifique et les médias ?

Les analyses des dynamiques sociales dans les sciences ont mis en évidence différents mécanismes dont l’effet des désavantages cumulés pour les chercheuses (Rositer 1993 ; Frank Fox 1995). Par conséquent, l’analyse de l’engagement des scientifiques requiert une attention à la dimension genre. Les négociations ci-dessus sont-elles identiques pour tous les scientifiques, où voit-on se dessiner des différences subies par les femmes ? Si tel était le cas, cette nouvelle mission adressée aux scientifiques produirait de nouvelles inégalités entre hommes et femmes de science.

Cette communication propose de discuter ces différentes interactions sur la base d’une étude de cas menée sur l’Université de Lausanne (UNIL).  L’objectif de cette recherche empirique était d’étudier comment les scientifiques se représentent leur relation avec la société et de cerner leurs pratiques d’engagement envers la société. Il s’agissait en particulier d’évaluer le nombre d’activités d’engagement, les sollicitations par les médias, la relation éventuelle entre ce niveau d’engagement et de sollicitation et certaines caractéristiques personnelles et professionnelles ainsi que le poids des perceptions dans les pratiques. Cette recherche a comporté deux phases : la première, qualitative, visait à recueillir des informations générales sur la problématique (14 entretiens semi-dirigés de membres de chaque faculté et quatre entretiens d’acteurs de la communication scientifique). Pour la seconde phase, quantitative, un questionnaire on line a été élaboré et envoyé à la population des enseignants-chercheurs de l’UNIL et 810 questionnaires ont été retournés (taux de réponse 30%). Cette communication présentera essentiellement des résultats de la partie quantitative en se servant d’éléments d’entretiens pour illustration.

Notes :

  1. Par « engagement » nous entendons l’ensemble des activités d’information et de dialogue destinées à un large public.

Références :

  • Callon M. (1999). « Des différentes formes de démocratie technique », Les cahiers de la sécurité intérieure, 38, p. 35-52.
  • Frank Fox, M. (1995). Women and scientific careers. In S. Jasanoff, G. E. Markle, J. C. Petersen, & T. Pinch (Eds.).Handbook of science and technology studies (pp. 205-223). Thousand Oaks, Sage.
  • Levy-Leblond J.-M. (2007). « Notes pour une nouvelle politique scientifique », Alliage, 61, p. 31-34.
  • Nowotny H., Scott P., Gibbons M. (2003). Repenser la science, Paris, Belin.
  • Rositer M. W. (1993). « The Matilda effect in science », Social studies of science, 23, p. 325-341.

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